Homélie

22 février 2020

J’ai une amie, une très grande amie - l’amie du cœur, qui est « extrême ». Elle le dit elle-même : « Je suis extrême ». C’est particulièrement vrai pour tout ce qui concerne son mari et ses enfants. Et jamais je ne lui dis : « Je suis sensible à ce que vous êtes, à ce que vous vivez, à ce que vous ressentez ». Je lui dis l’inverse : « Vous me touchez au plus profond de mon cœur ». C’est elle qui a cette capacité ! La capacité extrême de me toucher. Et, de fait, j’ai été très souvent bouleversé.

J’introduis ainsi mon propos à cause du passage d’évangile que nous venons de lire. En effet, Jésus est « extrême ». On peut dire qu’il cultive cela. Sans cesse il pousse les choses plus loin : jusqu’à l’extrême.

La tradition disait : « Œil pour œil, dent pour dent ». La tradition, c’est la justice, ce qui est proportionné, ce qui est égal. L’image en est la balance, avec ses deux plateaux bien en équilibre. Et donc : « œil pour œil, dent pour dent. » Mais, Jésus prend le contre-pied : « Moi, je vous dis de ne pas riposter au méchant ! » Et il va en rajouter : « Si quelqu’un te gifle sur la joue droite, tends-lui encore l’autre. Si quelqu’un veut prendre ta tunique, laisse lui ton manteau ! »

Jésus est, bel et bien, extrême ! Cela va se déployer avec le commandement d’aimer son ennemi et de prier pour le persécuteur. Et cela culmine avec le commandement impossible : « Vous serez parfaits comme votre Père céleste est parfait ».

Frères et sœurs, nous voulons bien être disciple de Jésus : il a tellement de choses pour lui ! Mais là on ne peut que lui dire : « Seigneur, tu exagères. Tu vas trop loin. Il n’est plus possible de te suivre ! Seigneur, tu es extrême ! » » Nous pouvons dire cela, mais, en réalité, frères et sœurs, c’est tout le christianisme qui est extrême.

C’est dans le dialogue interreligieux, que j’ai vécu pendant dix ans à Orange, que j’ai pleinement réalisé que le christianisme est extrême. En permanence, nous vivions la confrontation entre christianisme et islam. J’en ai acquis un très profond respect pour les musulmans, avec lesquels nous dialoguions. J’ai admiré leur foi au Dieu unique et leur rigueur de vie. Mais en même temps je découvrais, toujours plus, la radicale différence entre christianisme et islam.

Je vais sans doute vous surprendre - en espérant ne choquer personne ! Mais pour moi l’islam est une religion sage, pour ainsi dire la religion « normale ». Il y a un Dieu, un seul : les musulmans insistent beaucoup sur l’unicité divine, et ce Dieu, unique, qui est tout-puissant, est créateur. En bon créateur, il s’occupe de sa création. Il envoie aux hommes des prophètes pour les guider. Cela commence avec Abraham, passe par Jésus et s’achève avec Mohammed. Il y a donc une loi, qui est révélée et qui exprime la volonté de Dieu. Il convient de s’y soumettre : islam veut dire « soumission ». Ceux qui obéissent sont récompensés par le paradis, les autres vont en enfer. C’est simple. Et on peut dire efficace !

Il y a bien quelque chose de cela dans le christianisme. Nous aussi nous croyons en un seul Dieu, qui est le Créateur, le Tout-Puissant, même si nous faisons le signe de la croix en disant : « Au nom du Père et du Fils et du Saint-Esprit ». Mais, au cœur de notre foi il y a l’affirmation que le Fils de Dieu s’est fait homme et qu’il est mort sur une croix. Pour l’islam, c’est impossible et même absurde. Cela contredit la dignité de Dieu, sa grandeur. Pour un musulman, Dieu est essentiellement le Très-Haut et il ne peut s’abaisser ainsi. C’est pourquoi la formule, « Allah Akbar », Dieu est grand, est centrale en islam et qu’elle est utilisée, de manière dévoyée, par les terroristes. Nous, parce que nous sommes chrétiens, nous ne dirons pas que l’incarnation et la mort sur la croix sont impossibles et absurdes, nous dirons, tout au contraire, qu’elles sont l’essentiel de la foi, mais, il nous faut bien l’admettre, c’est extrême !

En réalité, c’est tout le christianisme qui est ainsi. Je prends le baptême et l’eucharistie - qui n’ont pas d’équivalents dans l’islam. Seul le christianisme a des sacrements, qui découlent, en fait, de l’incarnation.

Dans le baptême, nous ne sommes pas seulement mouillés et le geste n’est pas seulement symbolique. Par le baptême, nous sommes réellement plongés dans la mort et la résurrection de Jésus. C’est ce que dit Paul. Et pour Jean le baptême est une renaissance : « Il te faut renaître, Nicodème ! » En fait, le baptême inscrit en nous la vie même de Dieu, qui nous prémunit contre la mort et nous fait déjà entrer dans la vie éternelle. Il faut en convenir : c’est extrême !

Mais, c’est bien pire avec l’eucharistie ! Comment voulez-vous que ce pain, plat comme une rondelle, puisse devenir le Corps du Christ ? Et le vin le Sang du Christ ? Et l’Eglise ne fait rien pour arranger les choses. Toujours elle s’est opposée aux interprétations facilitantes. Certes, en consommant ce Corps et ce Sang nous ne sommes pas des cannibales, mais la foi affirme la pleine réalité de ce pain devenu le Corps du Christ et de ce vin devenu le Sang du Christ.

Je prends un autre exemple : le mariage. Pour les religions et les états, pris dans leur ensemble, le mariage est de nature contractuelle. Lors de la cérémonie à la mairie, on formule son accord par rapport à des obligations, définies par la loi. Et c’est ainsi que dans le mariage civil, les époux ne se parlent pas. Ils répondent simplement oui - un seul oui, sans rien d’autre - à l’officier d’état civil. A l’inverse, au coeur du mariage chrétien, il y a un vrai dialogue, le dialogue du « consentement ». L’homme et la femme se disent l’un à l’autre : « Je me donne à toi ». Et c’est ainsi que Dieu, lui-même ! les unit. Et c’est ainsi que le mariage chrétien prend sa dimension d’indissolubilité. Il n’est pas un simple CDI, comme le mariage civil, ou comme le mariage musulman, avec la possibilité du divorce, mais il est irrévocable et permettez-moi ce mot barbare : « non-réitérable ». « Je me donne à toi » est dit de manière unique et une fois pour toutes. Cela, aussi, est extrême !

Je l’ai dit : tout est extrême dans le christianisme. Et parfois cela complique beaucoup les choses. J’ai évoqué la trinité, la rédemption par la croix, le mystère eucharistique et je viens de parler du mariage. Mais, en fait, il y a une seule cause à cela, une cause simple et unique : Dieu aime l’homme à la folie et a le désir fou de l’associer pleinement à sa vie, à la vie divine. Les Pères de l’Eglise ne cessent de répéter : « Dieu s’est fait homme pour que l’homme devienne Dieu ».

Frères et sœurs, imprégnons-nous de cette certitude : Dieu aime l’homme ! Et Dieu aime à la mesure de Dieu. Il aime sans mesure. Il aime jusqu’à l’extrême. Il faut relire l’introduction au récit de la Cène en saint Jean : « Avant la fête de la Pâque, Jésus sachant que son heure était venue, l’heure de passer de ce monde au Père, lui, qui avait aimé les siens qui sont dans le monde, les aima jusqu’à l’extrême. »

Ainsi Jésus nous entraine à aimer sans mesure, jusqu’à l’extrême. Ne protestons pas en disant que c’est trop difficile, que c’est impossible : comment pourrions-nous aimer comme lui a aimé ? Mais, laissons-nous saisir par cet amour, laissons-nous prendre et emporter ! Et ainsi, frères et sœurs, dans un ultime paradoxe, nous découvrirons l’importance décisive de la sagesse. Car, comme le dit saint Paul, la folie de Dieu a confondu la sagesse des hommes, mais Dieu, par sa folie, donne à l’homme sa sagesse.

Je termine comme j’ai commencé. Par cette amie, qui est « extrême », mais que j’admire beaucoup pour sa sagesse ! Oui, frères et sœurs, entrons dans la folie de Dieu et pratiquons sa sagesse.