Homélie du Père Doumas

24 avril 2020

Bien des passages évangéliques portent un titre, comme, par exemple, la « parabole de l’enfant prodigue ». Pourquoi « enfant » et pas « fils » ? Pourquoi « prodigue », mot plutôt rare, au lieu du simple « dépensier » ? Mais, pour la circonstance, « prodigue » est littéralement « consacré » ! Et nous avons les « pèlerins d’Emmaüs » ! Qu’ont-ils de « pèlerins » ces deux disciples ? En quoi peut bien consister leur « pèlerinage » ? Et, d’ailleurs, Jésus n’est-il pas lui aussi, dans ce récit, « pèlerin » ? Il n’est pas mauvais de faire ces considérations parce qu’elles nous incitent à sortir des propos ressassés, tellement sus d’un savoir figé, qu’ils portent plus à l’ignorance qu’à la connaissance et empêchent finalement de lire le texte tel qu’il se donne.

Luc a rédigé quelques textes majeurs. Il l’a fait avec une extraordinaire maîtrise. C’est à lui qu’on doit l’Annonciation et la Nativité, la visite de Jésus à Nazareth et le récit de la pécheresse chez le pharisien, la comparution devant Hérode et l’épisode du « bon larron » et il y a les récits des Actes : Pentecôte et la conversion de Paul ! Le récit des « pèlerins d’Emmaüs », inséré dans l’ensemble, extraordinaire maîtrisé, de son chapitre 24, le dernier de l’évangile, est un chef d’œuvre.

Le récit vient après la visite de Pierre au tombeau. Des femmes sont venues au tombeau de Jésus, le tombeau était vide, mais des « hommes » leur ont parlé, leur annonçant la résurrection de Jésus : « Pourquoi cherchez-vous le vivant parmi les morts ? » Et, fidèlement, les femmes ont rapporté le fait et les paroles « aux Onze et à tous les autres ». Le commentaire de l’évangéliste est sobre et clair : « Aux yeux de ceux-ci ces paroles semblèrent un délire et ils ne croyaient pas ces femmes ». Il ajoute cependant : « Pierre partit et courut au tombeau ; en se penchant, il ne vit que les bandelettes et il s’en alla de son côté en s’étonnant de ce qui était arrivé ». Sans être croyant, Pierre se pose, tout de même, des questions !

Luc introduit ainsi les disciples : « Et voici que ce même jour deux d’entre eux se rendaient à un village du nom d’Emmaüs à deux heures de marche de Jérusalem ». Ces deux disciples font donc partie de ce groupe d’incrédules, qui ont considéré le propos des femmes venues au tombeau comme un « délire ». Cependant, poursuit le texte : « Ils parlaient entre eux de tous ces événements ». Les « événements » ne concernent pas seulement cette visite des femmes au tombeau, mais tout ce qui s’est passé depuis l’arrestation de Jésus au mont des Oliviers. Il faut souligner qu’ils « discutaient ensemble » - la précision est donnée au verset suivant. Autrement dit, ils n’étaient pas du même avis et les questions étaient plus nombreuses que les réponses.

C’est dans ce contexte, très précis, que Jésus les rejoint. Ils ne le reconnaissent pas. Car, mystérieusement, « leurs yeux étaient empêchés de le reconnaitre ». Ce n’est pas une faute de leur part. Cela relève du dessein divin. Ils ont à vivre tout un apprentissage. Quant à Jésus, il fait semblant de ne pas savoir : « Tu es bien le seul à Jérusalem qui n’ait pas appris ce qui s’est passé ces jours-ci ! » C’est un trait important du récit, que l’évangéliste prend soin de souligner. Ce comportement de Jésus manifeste le soin pédagogique qu’il a avec les deux disciples.

Les disciples racontent à Jésus, en détail, la scène du matin. Ils corrigent même ce que Luc avait dit. Ils ne disent pas que les propos des femmes sont pour eux un « délire ». Ils disent qu’ils ont été « bouleversés » et ils ne mentionnent pas la seule visite de Pierre : « Quelques-uns de nos compagnons sont allés au tombeau et ce qu’ils ont trouvé était conforme à ce que les femmes avaient dit ». Il y a donc une réévaluation du témoignage des femmes. On a presque envie de dire une réhabilitation ! Mais, c’est pour mieux souligner : « Lui, ils ne l’ont pas vu ! » Il y a là une ironie de l’évangéliste. Les disciples ont Jésus devant eux et ils soulignent que ceux qui sont allés au tombeau le l’ont pas vu ! Vraiment, « leurs yeux étaient empêchés de le voir » !

On a alors une grande catéchèse sur la mort de Jésus : « Ne fallait-il pas que le Christ souffrît cela pour entrer dans sa gloire ! » Mais, Jésus ne donne pas une « explication », il n’y a pas de raisonnement théologique dans son propos. Il lit l’Ecriture. Plus exactement : « Il leur expliqua dans toutes les Ecritures ce qui le concernait ». Mais aucun passage n’est évoqué, ni Moïse ou Isaïe ou l’un des prophètes, aucun psaume n’est cité. Ce sont les Ecritures dans leur ensemble, dans leur totalité, qui parlent et révèlent Jésus.

Ici je fais une parenthèse. Comme dans bien des églises nous avons, à Courthézon, une statue de saint Antoine de Padoue. Elle n’a pas de valeur artistique particulière : c’est du plâtre ! Mais, elle est conforme à la représentation traditionnelle. Il faut savoir que si saint Antoine intéresse beaucoup ceux qui ont perdu un objet, il était, en fait, un très grand théologien et un spécialiste renommé des Ecritures. Et donc on le représente en vêtement franciscain : la bure, le cordon, le grand chapelet et aussi la fleur de lys, qui dit la pureté de son cœur, mais dans sa main gauche il tient un livre ouvert sur lequel est posé un enfant. Toujours on exprime par un geste et le regard l’affection qui unit l’enfant et le saint. Mais pourquoi cet enfant sur un livre ouvert ? Parce que lorsque saint Antoine lisait l’Ecriture tout de suite il y voyait Jésus ! C’est ce que fait Jésus avec les disciples sur la route qui conduit de Jérusalem à Emmaüs. Il leur révèle sa présence dans les Ecritures.

A l’approche du village, Jésus fait mine d’aller plus loin. Cela correspond à ce qui est dit au début du récit. Il avait fait semblant de ne pas savoir ce qui s’était passé et ici il continue la route. Le but est le même : faire réagir les disciples. Les disciples insistent : « Reste avec nous car le soir vient et la journée est déjà avancée ». Notons qu’ils ne lui disent pas l’intérêt qu’ils ont pris à ses propos. Le motif est purement matériel. Mais, c’est, tout de même, très aimable. Et, surtout, ils insistent !

A table Jésus fait le geste traditionnel de rompre le pain et il prononce la parole traditionnelle de la bénédiction. Il ne redit pas les paroles de la Cène ! Il fait et il dit ce qu’il a fait et dit très souvent avec les disciples lorsque quotidiennement ils prenaient ensemble leur repas. Et c’est alors qu’ils le reconnaissent et qu’il leur devient « invisible ». Mais, si Jésus n’a pas refait l’Eucharistie, pour Luc il est manifeste que c’est bien dans l’Eucharistie que Jésus, « invisible », manifeste, pour nous chrétiens, sa présence.

Et c’est alors que les disciples s’avouent l’un à l’autre : « Notre cœur ne brûlait-il pas en nous tandis qu’il nous parlait en chemin et nous ouvrait les Ecritures ? » C’est ce cœur « brûlant » qui leur donne de reconnaître Jésus au moment de la « fraction du pain ». On ne peut, donc, pas séparer les deux choses, l’Ecriture et la Fraction. Elles sont intimement unies. Elles forment un tout indissociable.

Tout de suite, les disciples rebroussent chemin et retournent à Jérusalem. On les comprend ! Même si « le soir vient et la journée déjà avancée ». Ils ne peuvent pas ne pas aller raconter cela aux autres disciples. Mais, quand ils arrivent, ils ne parlent pas en premier. C’est à eux qu’est faite l’annonce décisive : « C’est bien vrai ! Le Seigneur est ressuscité et il est apparu à Simon ». Et c’est seulement après cette annonce qu’ils racontent ce qui leur est arrivé.

En lisant ce texte, je me dis : « Qu’avons-nous dans le cœur lorsque nous lisons les Ecritures ? » Le désir d’être instruits ? De mieux comprendre ? Avons-nous la certitude que c’est en fait Jésus qui nous parle ? Et notre cœur « brûle-t-il » ? Nous arrive-t-il de l’écouter en marchant ? En étant « pèlerins » ? Mais, alors tournons-nous le dos à Jérusalem ? Et laissons-nous « retourner » pour annoncer ce que nous avons découvert ? Et, d’abord, pour recevoir le témoignage de l’Eglise ?

Il est bon de se poser ces questions. Mais, le plus décisif reste la Fraction du pain, car c’est alors qu’on le reconnaît. Le geste demeure dans nos célébrations. Trop souvent il est mal mis en valeur. Nous nous essayons à Courthézon à bien le faire. C’est toujours une hostie de grande dimension, qui est rompue. Le chantre interpelle l’assemblée pour qu’elle soit attentive, l’hostie est alors coupée en deux et le célébrant proclame : « Que le Corps rompu du Seigneur rassemble son Eglise ! » Puis, il fragmente en morceaux pendant qu’on prend le chant de l’Agneau de Dieu, qui est le chant de la Fraction.

Il est dur pour nous de ne pas vivre cela en ce temps de confinement. J’espère que vous ne direz pas : « Nous avons perdu l’habitude ! », mais qu’en vous se creuse le désir de la rencontre du Seigneur. Plus le temps passe, plus nous revivrons avec intensité et vérité ce moment unique, qui fait l’Eglise et de chacun de nous un membre du Corps.