Méditation du Père Doumas

18 avril 2020

Méditation sur la Miséricorde divine

Jean-Paul II a voulu que le second dimanche de Pâques soit le dimanche de la miséricorde. Pour célébrer de manière particulière la miséricorde, on aurait pu penser à un dimanche de carême plutôt qu’à un dimanche du temps pascal. Mais, c’est dans l’évangile de ce dimanche que Jésus montre à Thomas, l’incrédule, ses mains et son côté. Et c’est bien là l’attestation de la miséricorde divine : le corps transpercé de Jésus, vainqueur de la mort et du péché.

La miséricorde n’est pas un attribut divin parmi d’autres. Elle est la définition même de Dieu. Il n’est pas, simplement, miséricordieux. Il est Miséricorde.

Contrairement à ce qu’on est enclin à dire, l’Ancien Testament nous dit des choses essentielles sur la miséricorde. Le mot hébreu rah’amim désigne très concrètement le sein maternel. En fait, il s’agit d’un « pluriel de plénitude » du mot rehem, « ventre maternel ». Et, du coup, le mot exprime la tendresse qui en est issue, la « tendresse miséricordieuse ». Et le mot rah’amim désigne, aussi ! les entrailles de Dieu, les entrailles du Seigneur. Ce mot, qui dit le sein maternel, révèle donc la tendresse maternelle de Dieu pour son peuple et ses enfants, pour les petits et pour les pauvres.

En un mot, l’image de la tendresse maternelle est à la racine de la miséricorde divine dans l’Ancien Testament. On a dans Jérémie la référence aux « entrailles » divines. : « Éphraïm est-il donc pour moi un fils si cher, un enfant tellement préféré, pour qu’après chacune de mes menaces je doive toujours penser à lui, et que mes entrailles s’émeuvent pour lui, que pour lui déborde ma tendresse ? (Jer 31,20) ».

Le mot grec éléos, qui traduit le terme hébreu, signifie « pitié », « compassion ». On l’a dans le Kyrie eleison, habituellement traduit par : « Seigneur, prends pitié ». Le mot latin est misericordia. C’est un mot composé qui vient de miseria (misère, malheur) et de cor (cœur) et signifie donc avoir le cœur être plein de compassion, être sensible au malheur.

Si riche et profond que soient les termes grec et latin, ils n’ont pas la connotation maternelle du sein, des entrailles de la mère, et pour parler authentiquement de la miséricorde divine il faut donc intégrer la référence biblique et l’image qu’elle véhicule.

On a largement substitué le mot « coeur », qui, de fait, est essentiel dans la Bible, aux mots « entrailles ». C’est ce qu’on a dans le mot latin : miséri-cordia. Et cela a du sens. Il n’empêche ! La référence maternelle pour un Dieu, qu’on dit si viril, est capitale et doit être mise en avant. Par ailleurs, les « entrailles » qui se retournent, qui nouent le ventre, devant le drame vécu par l’enfant portent une signification irremplaçable. Le Dieu biblique n’est pas un Dieu « moral », il a des « entrailles » et c’est ainsi que le Fils, le Verbe, qui est dans le « sein » du Père, se fait chair !

Cette dimension physique de la miséricorde n’est pas une limite ou une simplicité qu’il faudrait dépasser ou enrichir. Elle est la racine qui donne force au mot, précieux, de « miséricorde ». Je pense à une amie, très en souci, pour sa petite fille qui devait subir un examen médical à la suite d’un accident et qui me parlait de sa « boule au ventre », qu’elle était « morte de trouille ». Dieu est ainsi pour ses enfants : il a la boule au ventre et son Fils meurt sur la croix ! Et j’aime dans le « Je vous salue Marie » que l’on parle des « entrailles ». Certains traduisent aujourd’hui par « cœur », mais Jésus est un enfant de chair, conçu dans le ventre, l’utérus ! de Marie. Il est le « Verbe fait chair » !

Jésus est miséricorde. Partout dans l’évangile, on le voit bouleversé par la souffrance des hommes ou leur péché. Et sa réaction est bien une réaction des « tripes », une réaction immédiate. Elle va s’inscrire dans la parole et le geste, mais elle est déjà là, elle est en lui : la souffrance et le mal qui atteignent l’homme sont, immédiatement, sa souffrance, immédiatement il est atteint par le mal qui détruit et tue.

Le Dieu Miséricorde est le Dieu qui pardonne, qui enlève le péché. C’est un point capital ! Car, il y a eu beaucoup de déformations dans ce domaine.

On a fait de Dieu celui qu’il faut supplier pour obtenir le pardon. Il semblerait, selon certains, que Dieu se bouche les oreilles, qu’il est indifférent ou pire qu’il est enfermé dans la colère et ne veut rien entendre. Ainsi il se déchaîne et détruit l’auteur du mal. Et, donc, l’homme va chercher à apaiser Dieu. L’homme va multiplier les prières et les « pénitences », il va jeûner, s’habiller du sac, dormir sur le sol, s’interdire tout plaisir. On a des descriptions dans la Bible, ou chez les ascètes, qui sont littéralement terrifiantes. Aujourd’hui nous ne vivons plus ainsi le péché. Et si c’est cela « avoir perdu le sens du péché », réjouissons-nous de l’avoir perdu ! Car, ce sens du péché est un contre sens !

Jésus proclame la bonne nouvelle en disant : « Convertissez-vous ! » Cela signifie se détourner du mal et se tourner vers Dieu. Et le terme grec, celui des évangiles, métanoia, sera traduit en latin par paenitentia. Le mot est fort ! Il signifie la douleur éprouvée à la suite d’un acte ou d’une parole que l’on regrette. C’est cela, à proprement parler, le « regret » ou le « repentir ». Mais, dans la foi chrétienne, le regret ne me centre pas sur moi-même, il me tourne vers Dieu. L’authentique regret exprime la confiance en Dieu. Si le regret de la « faute » ne porte pas cette confiance en Dieu, le regret est seulement psychologique et peut aller jusqu’à la maladie mentale ou bien n’être que moral et sans issue. Mais, il est vrai que dans la religion, aussi, on a pu avoir des discours de condamnation.

Dans le récit de la Passion de saint Matthieu, que nous avons lu récemment, Judas est pris de « remord » et rapporte les trente pièces d’argent aux grands prêtres en disant : « J’ai péché en livrant un sang innocent ». La parole est forte ! Le regret « évident et profond. Mais, les grands prêtres le renvoient à lui-même : « Que nous importe ! C’est ton affaire. » Alors, Judas sort, jette l’argent dans la salle du trésor et va se pendre. Il y avait, en effet, une tradition rabbinique qui disait que livrer l’innocent était un péché impardonnable.

On ne peut que faire le parallèle avec Pierre. Certes son reniement est moins grave que la trahison de Judas. Mais, lui, il s’était engagé jusqu’à promettre qu’il suivrait Jésus jusqu’à la mort. Dans Marc, immédiatement au chant du coq, Pierre pleure. Matthieu précise « amèrement » et dans Luc il est écrit : « Le Seigneur, se retournant, posa son regard sur Pierre et Pierre se rappela la parole du Seigneur qui lui avait dit : ‘Avant que le coq chante aujourd’hui, tu m’auras renié trois fois’. Il sortit et pleura amèrement. » Et l’on connaît la triple interrogation de Jésus dans le chapitre 21 de saint Jean : « Pierre, m’aime-tu ? » qui se conclut par : « Pais mes brebis » et « Suis-moi ».

Pierre est bouleversé, il ressent sa faute au plus profond de lui-même : « paenitentia », mais ses pleurs signifient qu’il se tourne vers le Seigneur : « métanoia ». Il ne s’enferme pas sur son péché comme Judas et il va vivre. Il sera pleinement rétabli dans son rôle de chef de la communauté chrétienne. C’est lui qui prendra la parole le jour de Pentecôte pour proclamer la résurrection de Jésus.

Ainsi, pour nous, il est capital de reconnaître notre péché, de mesurer sa gravité et d’éprouver un vrai repentir. Mais, cela n’a de vérité que si nous nous tournons avec confiance vers le Seigneur, que si nous confessons sa miséricorde, ses entrailles de mère, et que nous lui disions : « Seigneur, j’ouvre mon cœur à ton pardon ». Là est la véritable « pénitence », l’authentique « conversion » : ouvrir son cœur au pardon du Seigneur. Lui, il nous donne son amour et renouvelle notre cœur, notre capacité d’aimer. Car, il a des entrailles de mère !

Je voudrais compléter cette « méditation » par la lecture d’un texte, trop souvent pris à contre sens mais qui dit d’une manière extraordinaire la miséricorde divine : le récit concernant Caïn au début du livre de la Genèse, au chapitre 4. Il faut tout lire et de près et éliminer toute prétention à déjà connaître le récit.

Il y a un contraste entre la naissance de Caïn et celle d’Abel. Le texte dit : « L’homme connut Eve, sa femme. Elle devint enceinte, enfanta Caïn et dit : J’ai procréé un homme avec le Seigneur. Elle enfanta encore son frère Abel. » Caïn est donc le fruit de l’union d’Adam et d’Eve, mais il est précisé que Dieu est intervenu dans sa naissance. La Bible de Jérusalem dit : « J’ai acquis un homme de par Yahvé », la Pléiade : « J’ai acquis un homme grâce à Yahvé ». Il n’y a rien de semblable pour Abel ; il est dit, très sobrement : « Elle enfanta encore son frère Abel ». Abel n’est que le frère de Caïn, qui lui est né de par la volonté divine. Puis, le texte biblique pose en contraste les deux frères : « Abel faisait paître les moutons, Caïn cultivait le sol. » Souvent, on dit que la Bible donne un primat aux pasteurs sur les cultivateurs ; c’est oublier que toutes les grandes fêtes juives ont une origine agricole. Et le texte poursuit : « A la fin de la saison, Caïn apporta au Seigneur une offrande des fruits de la terre, Abel apporta lui aussi des prémices de ses bêtes et leur graisse. »

La TOB traduit « A la fin de la saison … » La Bible de Jérusalem : « le temps passa » et la Pléiade : « au bout d’un certain temps ». Si l’on traduisait très littéralement, on dirait : « A la fin des jours ». Peut-être faudrait-il donner du sens à cette idée de « fin » et pas seulement dire : « au bout d’un certain temps ». A mon sens, cela introduit l’idée que quelque chose d’important se passe alors.

Remarquons que le premier à offrir est Caïn et qu’Abel l’imite. Cependant, la symétrie va être rompue du fait de Dieu : « Le Seigneur tourna son regard vers Abel et son offrande, mais il détourna son regard de Caïn et de son offrande. »

Rien, strictement rien, n’est dit quant au pourquoi de l’attitude de Dieu. Cela, sans doute, ouvre la porte la toute les spéculations. Et l’on dira que lorsque Caïn présente son offrande, il ne le fait pas avec une intention droite, alors qu’Abel est le « juste », qui honore Dieu de tout son cœur. Mais, une telle interprétation est tout simplement inacceptable. Ajouter au texte, c’est trahir le texte ! Il faut enregistrer le fait dans sa brutalité : Dieu accueille l’offrande d’Abel, mais pas celle de Caïn.

Si l’on voulait commenter, on dirait que la liberté divine est radicale et que Dieu n’a pas à justifier ses choix. Mais, sans doute, serait-il plus juste de voir dans l’acceptation de l’un et le refus de l’autre une mise à l’épreuve. Mais, même cela n’est pas clair. Ce qui, en revanche est clair, c’est le fait que le récit, dans la suite de ce qui a été dit sur la naissance des deux frères, où Dieu a voulu Caïn de manière très privilégiée, va se concentrer sur Caïn et négliger Abel.

Le texte continue : « Caïn en fut très irrité et son visage fut abattu ». Littéralement, il fait la gueule ! Et du coup Dieu parle, immédiatement, à Caïn. Ce point est capital. Il lui dit : « Pourquoi t’irrites-tu ? Et pourquoi ton visage est-il abattu ? Si tu n’agis pas bien, le péché, tapi à ta porte, est avide de toi. Mais toi, domine-le. » On s’étonne que Dieu s’étonne ! La réaction de Caïn est assez naturelle. Elle correspond si bien à ce que nous sommes. Il n’est pas besoin d’une telle provocation pour que l’homme devienne jaloux de son frère. Mais, Dieu qui ne justifie en rien son choix et n’accuse Caïn de rien lors de la présentation de son offrande, met en garde Caïn - il s’agit non du passé, mais de l’avenir. Et il s’agit tout de suite de mort : « Le péché est tapi à ta porte, il est avide de toi. Domine-le ! » La Bible de Jérusalem précise que le péché est comme « une bête ».

Tout de suite Dieu a vu l’irritation de Caïn et son intention meurtrière. Mais il est allé vers Caïn pour le mettre en garde contre le risque de mort qui le menace, vers Caïn et non vers Abel, pour lui dire de faire attention à son frère. Abel manifestement ne compte guère dans le récit !

Le texte continue : « Caïn parla à son frère Abel et lorsqu’ils furent aux champs, Caïn attaqua son frère Abel et le tua ». Meurtre avec préméditation !

Que devient le cadavre d’Abel ? On n’en dit rien. A nouveau tout concerne Caïn. Sans transition le Seigneur s’adresse à Caïn : « Où est ton frère ? » Ce n’est pas une parole d’accusation. C’est une interpellation. La question fait penser à celle que Dieu adresse à Adam dans le jardin : « Où es-tu ? » (Gn 3, 9). Mais, alors Caïn entre dans le déni : « Je ne sais pas, répondit-il. Suis-je le gardien de mon frère ? » Et c’est ainsi que Dieu est amené à dire la sentence : « Qu’as-tu fait ! La voix du sang de ton frère crie du sol vers moi. Tu es maintenant maudit du sol qui a ouvert la bouche pour recueillir de ta main le sang de ton frère. Quand tu cultiveras le sol, il ne te donnera plus sa force. Tu seras un errant sur la terre ! »

Il faut s’arrêter sur ce « droit du sol » ! Que représente-t-il ? Manifestement la justice de la terre, la justice des hommes. Le sang d’Abel appelle logiquement le sang de Caïn. La logique est que Caïn soit puni de mort pour le meurtre de son frère. L’expression est très forte : « La voix du sang de ton frère crie du sol vers moi ». Cependant, la terre ne fait qu’accuser, c’est Dieu qui juge et qui émet la sentence. Et la sentence ne va pas être l’exécution du meurtrier. Elle va être une malédiction, non du meurtrier, mais du sol qu’il cultive et qui a recueilli le sang de son frère. Du coup, Caïn sera un « errant sur la terre ». Certes, la sentence est terrible pour un cultivateur, être un errant sur la terre. Mais, elle est déjà une « miséricorde » puisqu’il n’est pas mis à mort comme le « sol » le réclame et c’est Caïn qui va expliciter les conséquences.

« Caïn dit au Seigneur : Ma faute est trop lourde à porter. Si tu me chasses aujourd’hui de l’étendue de ce sol, je serai caché à ta face, je serai errant et vagabond sur la terre et quiconque me trouvera me tuera. » Peut-on dire que Caïn regrette sa faute, qu’il a du repentir ? Pas vraiment ! S’il regrette la mort de son frère, c’est seulement pour les conséquences que ça a pour lui. On ne dira pas qu’il est saisi par le remords. Mais il pleure sur son sort. Etant devenu errant et vagabond, éloigné de la face de Dieu, il sera tué.

Alors Dieu s’engage, c’est un véritable serment et une terrible menace : « Eh bien ! Si l’on tue Caïn, il sera vengé sept fois ». Cette menace est complétée par une protection : « Le Seigneur mit un signe sur Caïn pour que personne en le rencontrant ne le frappe ». Non seulement Dieu ne décide pas la mort du meurtrier, mais il met sur lui une protection pour qu’il ne soit pas tué ! C’est la deuxième « miséricorde » : non seulement, Dieu écarte la loi du sol qui réclame le sang du meurtrier, mais il met un signe sur lui pour qu’il ne soit pas tué. Signe de protection, non de malédiction !

Mais, la conclusion du texte est extraordinaire. Il est dit : « Caïn s’éloigna de la présence du Seigneur et habita dans le pays de Nod, à l’orient de l’Eden. » On ne sait rien de ce pays de Nod, mais Caïn y habite ; la Bible de Jérusalem dit : « il y séjourne ». Caïn n’est donc pas un errant, un vagabond sur la terre. Et ce pays n’est pas dans un territoire négatif, il n’est pas « occidental », mais « oriental », il se trouve « à l’orient de l’Eden ». Toute sanction est donc levée, la faute, pourtant gravissime, du fratricide commis en toute préméditation, est abolie, pardonnée ! C’est parfaitement clair. On ne peut pas lire autrement le texte.

Dans la tradition, on a fait de Caïn l’homme mauvais par excellence. On a cela dans la Première lettre de saint Jean : « Nous devons nous aimer les uns les autres, loin d’imiter Caïn qui, étant du Mauvais, égorgea son frère. Et pourquoi l’égorgea-t-il ? Parce que ses œuvres étaient mauvaises tandis que celles de son frère étaient justes. » (1Jn 3, 12). Et on lit dans la Légende des siècles, dans la chapitre 32, intitulé Inferi les vers suivants :

« Chacun d’eux voit son crime, et le reste est chimère ;

Le même spectre fait dire à Néron : ma mère

Et crier : mon frère ! à Caïn.

En fait, rien de tel dans le texte biblique. Caïn a été conçu à l’initiative de Dieu et Dieu ne cessera de le protéger, avant comme après son crime. Caïn n’est pas maudit, il porte sur lui le signe de la protection divine. Il n’est condamné ni à la mort, ni à l’errance, il habite à l’orient de l’Eden.

Pour moi, ce texte a la même portée, en plus dramatique, que le récit de la parabole dite de « l’enfant prodigue », selon l’expression ancienne, mais qu’aujourd’hui on traduit bien mieux en disant : « la parabole du Père miséricordieux ».