Homélie du Père Doumas

16 mai 2020

Dans le passage d’évangile que nous lisons ce dimanche, Jésus dit son départ. Mais, en même temps, il a cette formule, pleine de tendresse : « Je ne vous laisserai pas orphelins ». Et il annonce l’envoi du « Défenseur », de l’Esprit de vérité, mais aussi son retour : « D’ici peu de temps le monde ne me verra plus, mais vous, vous me verrez ».

Jésus veut être proche de ses disciples. La mort l’en éloigne et il va vers le Père, mais pour lui il n’y a pas de séparation, d’éloignement durable avec ses disciples. Cette proximité n’est pas extérieure, celle de la « distanciation sociale » et des gestes « barrière », mais intérieure : « Vous connaîtrez que je suis en mon Père, que vous êtes en moi et moi en vous. »

Être disciple de Jésus, c’est vivre cette proximité intérieure, c’est la vivre comme une réalité permanente et forte et qui, ainsi, habite toute la vie, inspire nos gestes et nos paroles, tout notre comportement. Jésus parle de « garder » ses commandements.

Jamais dans l’évangile de Jean Jésus ne donne la liste de ces « commandements ». Et, en fait, il n’y a qu’un seul commandement, le commandement « nouveau » - celui de Jésus : « Aimez-vous les uns les autres comme je vous ai aimé ».

Dans le passage de ce dimanche, Jésus parle de l’Esprit Saint et de son « retour », qui est sa Résurrection et sa manifestation aux disciples dans les apparitions pascales, et, bien sûr, il importe d’être attentif à cela, mais tout le passage est dominé par l’affirmation de l’amour. Et c’est la conclusion du texte : « Celui qui m’aime sera aimé de mon Père ; moi aussi, je l’aimerai et je me manifesterai à lui. » Mais qu’est-ce qu’aimer ? Même dans ce qu’il y a de plus ordinaire dans la « communication » d’aujourd’hui, on parle de l’amour. Mais, jamais on n’en dit la réalité profonde au point que souvent on ne sait plus ce que l’on dit. Le mot est utilisé, le sens est perdu.

Je voudrais amorcer avec vous une réflexion. Amorcer seulement, car toujours l’amour appelle à l’approfondissement.

Aimer, c’est éprouver une « émotion ». Quand c’est fort, on dit que l’on est « retourné » ou que l’on est « bouleversé ». Ainsi l’amour est un « ressenti », immédiat. Sans doute est-il porteur de représentation et de réflexion, mais, au départ, il est immédiat et global. Certes, je peux aimer ceci ou cela chez quelqu’un, son humour ou sa gentillesse, mais aimer une personne, c’est l’aimer toute entière et c’est la personne comme telle qui produit en moi ce « ressenti ». Souvent cela s’exprime par le nom de la personne. Quand on aime, on aime répéter le nom ! Qui dit la personne tout entière.

Aimer, c’est donc être « touché ». Mais, si l’on est « touché », c’est que la personne est « touchante ». Quand on aime, on vit cela très fort. La « cause » de l’amour que j’ai pour toi, ce n’est pas moi, c’est toi. Et tu n’es pas une chose, un être passif et inerte, que l’on voit, que l’on touche simplement, tu n’es pas muet et sans expression. C’est tout le contraire ! Et c’est ton expression, la manière dont tu es, en particulier la manière dont tu habites ton corps, qui me touche. Et, donc, tu me touches et je suis touché.

Mais si fort et décisif que soit l’émotion, le fait d’être « touché », l’amour est aussi une action. Il y a le cœur, mais aussi les mains ! En fait, quand je dis « je t’aime », je n’emploie pas la forme passive, mais la forme active. « Je t’aime » est au présent de l’indicatif actif. Et si j’en restais à la seule émotion et à son expression immédiate, je n’aimerais pas. Je t’aime parce que je fais pour toi, parce que j’agis en ta faveur. C’est tout simplement parce que l’amour est le contraire de l’égoïsme. Par lui-même, le « ressenti » est égoïste et souvent les hommes aiment dans l’amour ce qu’ils éprouvent, mais seulement ce qu’ils éprouvent. Mais l’amour, c’est sa cohérence profonde, est porteur d’action : « Je t’aime et je vais faire pour toi tout ce qu’il m’est possible de faire. »

Cela peut être douloureux ou difficile parce qu’il n’est pas toujours facile d’agir en faveur de la personne que l’on aime. On est amené à faire, et déjà à dire, des choses auxquelles on n’est pas habitué et qui vont demander des efforts. Mais si l’on aime, on les fera bien plus facilement. Cependant, par ailleurs, on peut souffrir d’être dans l’impossibilité d’agit en faveur de l’autre. Je voudrais décrocher la lune pour toi, mais, en fait, ce que je fais est si peu de chose. Cette impuissance qui, souvent, est au cœur de l’amour peut être très douloureuse.

Mais, l’amour ne s’épuise ni dans le « ressenti », ni dans le faire. Il n’est pas seulement dans le fait d’être touché parce que tu es touchant, ni dans le faire que je réalise « en ta faveur », l’amour est dans la relation, dans le fait de la communauté du ressenti et du faire.

Jésus a son vocabulaire pour dire cela : « Vous êtes en moi et moi en vous ». Matériellement cela n’a pas de sens, le vin est dans la bouteille, mais la bouteille n’est pas dans le vin, le bijou est dans la boite, mais la boite n’est pas dans le bijou. Mais spirituellement cela est possible et c’est en fait la seule manière véritable de dire l’amour : la communauté du ressenti et du faire se trouve dans la réciprocité : « Vous êtes en moi et moi en vous ».

Il faudrait prolonger longuement cette réflexion, qui reste sommaire. Mais, je voudrais conclure en insistant sur cette réalité décisive de notre foi de chrétiens. Nous sommes, avec Jésus, dans une relation d’amour. Il me touche et je lui dis : « Tu es touchant ». Infiniment touchant ! Et je lui dis aussi : « Tu me demandes de t’aimer en ‘gardant’ tes commandements. Tu veux que j’agisse selon ce que tu aimes. Donne-moi ton Esprit de vérité, ton Esprit d’amour ! »

Frères et sœurs, vivons cet amour du Seigneur. Et réalisons pleinement qu’il nous a aimés le premier et qu’il nous a aimés jusqu’au bout, jusqu’à donner sa vie pour nous.